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Il est dit parmi les habitants de cette contrée que non loin d’ici se dressait, dans les temps anciens, une petite bourgade, village de bucherons et de pécheurs certes, mais aussi de soldats et de marchands. Bref un petit carrefour influant avant de s’engouffrer dans les terres les plus nordiques, encore plus sauvages, de la Norsca. Or en ce temps-là, la fille du chef du village devait se marier, et tous les jeunes hommes des alentours se pressaient à la porte de son père, dans l’espoir d’être choisi par le chef, mais aussi par sa fille, qui était, disait-on, d’une beauté à en couper le souffle.
Mais si peu des prétendants se voyaient acceptés par le père, qui donnait à chaque jeune homme une tâche à accomplir pour prouver sa valeur, personne ne semblait pouvoir réussir à gagner le cœur de la belle —car le père chérissait sa fille par-dessus tout et respectait ses refus. Mais un jour que la jeune fille était partie marcher dans la forêt, elle y croisa un jeune homme grand, noble, svelte et agile, bref, un bel homme comme on n’en trouve plus aujourd’hui, et au premier regard les deux jeunes gens tombèrent follement amoureux. Mais il lui fallait l’appui du père pour qu’ils puissent se marier, qu’il ne pourrait obtenir qu’en réussissant l’épreuve qu’il lui donnerait.
C’est ainsi qu’il lui échut la tâche de dérober le légendaire l’Anneau d’or d’Esling détenu par la terrible sorcière Ængboda, qui tous les neufs jours donnait un anneau semblable au premier, et était en somme une source de richesse intarissable pour ceux qui sauraient le dérober de sa mortelle détentrice.
Mais le jeune homme ne se laissa pas décontenancer par sa tâche —une des plus difficiles qu’avait alors demandée le vieux chef— et lui répondit avant de sortir qu’il pouvait d’ors et déjà préparer les noces de sa fille. C’est ainsi qu’il partit à la nuit tombée pour une longue marche dans les montagnes glacées du Nord, marche qui le mènerait jusqu’au repaire de la magicienne. Mais, alors qu’il allait franchir la limite même du bourg sortit des ombres d’une maison la fille du chef. Là elle lui donna en même temps qu’une ultime étreinte le bâton de sorts du jotun —géant— Gunlad, ramené par un des autres prétendants, qui lui permettrait d’égaler, et même peut-être de dépasser Ængboda si jamais un duel magique survenait —et qui par ailleurs faisait un excellent bâton de marche. Le jeune prit le cadeau de la jeune femme avec révérence, et lui fit ses adieux, mais pas avant de lui avoir promis qu’il serait de retour avant la prochaine lune —car le chef du village, las d’attendre un jeune homme plaisant à sa fille, lui avait dit que si elle n’avait pas trouvé un prétendant à sa convenance avant cette lune, il la marierait au premier prétendant qui réussirait sa tâche après la date fatidique. Ils se séparèrent ainsi, tous deux étant déchirés par cette séparation, bien que nécessaire s’ils voulaient se marier un jour.
Commença alors un long périple pour le jeune homme, qui voyagea pendant des jours sous les regards solennels des pics toujours enneigés du Grand Nord, et qui le mena finalement devant la porte de la demeure de la sorcière, perchée sur une falaise escarpée, et bordée des ossements des autres aventuriers assez fous pour tenter de lui dérober son légendaire anneau. Mais notre héros avait plus d’un tour dans son sac, et possédait de surcroît un bâton magique d’une grande puissance. Il frappa ainsi trois fois le sol de son bâton, et le voilà transformé — en apparence uniquement — en un puissant sorcier, qui alla frapper ainsi déguisé la porte de l’étrange masure de la créature maléfique. Et ce fut sur la sorcière que s’ouvrirent les battants. Grande. Belle. Terrible.
Un duel magique s’engagea alors entre les deux personnages, l’amant vaillant combattant pour son amour contre Ængboda la sorcière, ange déchu aux cheveux de feu, et le combat dura trois jours et trois nuits. Seulement, rien ni personne, sauf peut-être le grand magicien Vlaedr qui contemple le monde du haut du pic de Kragenhir, ne pouvait battre le pouvoir du bâton de Gunlad, et se fut le faux sorcier qui reçut la victoire. Mais il ne tua point la sorcière, car il savait que les mages, bons ou méchants, ont tendance à entourer leurs trésors de sort étranges et complexes qui pourraient bien avoir raison de lui s’il tentait de s’en emparer par lui-même.
Il usa donc de la ruse, feintant tout d’abord la pitié envers Ængboda, puis l’amitié jusqu’à ce que, le soir même, il avait conquis le cœur de la sorcière, qui n’avait jamais eu d’adversaire à sa hauteur et se laissa facilement impressionner par le mage déguisé. C’est ainsi qu’elle lui montra l’anneau d’Esling, mettant à bas ses propres sorts pour pouvoir le soumettre au regard du jeune homme. L’anneau forgé par les nains qui, dit-on, vivent encore plus au Nord, sous les montagnes, brillait de mille feux, sa surface couverte de glyphes et d’entrelacs échappant à la maigre connaissance de notre héros en la matière, bref, c’était là une œuvre d’art inestimable en plus d’un objet magique sacré, d’autant plus qu’il donnait tous les neufs jours un anneau en tous points semblable à lui-même — à l’exception que seul l’anneau originel pouvait se reproduire.
Il resta ainsi pendant quatre jours à partager la vie de la sorcière —et ce seulement parce que c’était la seule et l’unique solution pour pouvoir ramener l’anneau au père de sa promise— et, lorsque l’anneau se fut enfin répliqué, il attendit que la nuit tombe et que la sorcière dorme pour prendre l’anneau d’Esling et le remplacer par son double, avant de partir pour le village. Et il devait faire vite pour mettre le plus de distance entre lui et la sorcière. Il se débarrassa de son déguisement et frappa sept fois le sol de son bâton de sorte que, dès qu’il prenait un chemin, celui-ci s’effaçait derrière ses pas…
Ainsi, lorsqu’Ængboda se réveilla et découvrit que celui qu’elle s’était amenée à considérer —à tort— son amant parti, elle ne s’inquiéta point de son absence —les mages sont des personnes aux mœurs étranges et peu les étonne en ce qui concerne leurs semblables— et remit l’anneau dans sa cachette sans se douter qu’il n’était en réalité qu’une de ses copies, et reprit sa vie de solitude en attendant le retour —qui ne devait avoir jamais lieu— de notre héros déguisé.
C’est ainsi que le jeune homme put rentrer sain et sauf au bourg avec l’anneau d’Esling, ce qui lui donna le respect, non seulement du chef, mais du village tout entier, en plus de rendre l’amour que lui portait sa promise encore plus fort. Les deux jeunes gens se marièrent donc et vécurent ainsi heureux. Mais pendant un temps seulement.
Un temps seulement, oui, car Ængboda finit par exhumer l’anneau de sa cache pour en récupérer les doubles, et vit ainsi qu’il n’y en avait point : l’anneau n’était qu’une copie ! Et immédiatement, elle comprit que son amant, ce magicien, n’était autre qu’un imposteur, et son amour une tromperie. Terrible fut sa fureur ce jour-là, mais plus terrible encore serait ça vengeance !
Quelques jours plus tard, un grand mal s’abattit sur toute la région. Commençant avec fièvre et toux, tout comme ces maladies passagères qui sont de coutume en Norsca, elle dégénérait vite et provoquait, pour la plus grande part des habitants touchés, au final, la mort. Mais le drame atteint, pour nos deux personnages principaux, son pinacle lorsque le mari attrapa le mal et fut alité pendant plusieurs lunes, et, alors que sa jeune femme commençait à tisser à travers ses larmes le voile du deuil, le jeune mari guérit, presque par miracle, pour le plus grand bonheur de la famille.
Mais, le jeune homme en sorti changé à jamais. Il était devenu l’ombre de lui-même, lui qui était si gai, si plein d’énergie et de bonté, était maintenant faible, recourbé sur lui-même, toujours d’humeur sombre et irascible, prompt à la violence, et ce pour la plus totale incompréhension de sa femme. Entre-temps le vieux chef mourut, écrasé par un arbre arraché par les vents lors d’une tempête d’une ampleur sans précédent. Mais le pire était encore à venir, car la jeune femme, attendant un enfant, fit fausse couche lors de l’hiver suivant sans que l’on en puisse deviner la cause.
Cela fut un coup dur pour la jeune famille, même si son mari n’en prononça pas un mot, restant prostré dans un silence inquiétant, jusqu’à ce que, le soir-même, il emmena sa jeune femme hors du village, habillée uniquement de sa robe malgré le froid mordant et la neige, qui recouvrait tout le pays, et lui mordait les chevilles. Là il la traina vers un lac gelé, en brisa la couche de glace, lui planta une dague dans le ventre et la jeta ensuite dans les profondeurs du lac, puis repartit silencieusement comme il était venu.
Mais la jeune femme n’était pas morte sur le coup et continuait d’agoniser lentement sous son linceul de glace, avec comme dernier souvenir les yeux de son mari. Des yeux de possédés, rouges, exorbités, pas ceux de son amour. Et, dans une dernière pensée avant de mourir, elle pria les dieux du Nord pour lui accorder la vengeance contre la sorcière —car elle avait bien deviné qu’il n’y avait qu’une telle créature qui pouvait être à l’origine de tous ces maux. Et les dieux la lui accordèrent, car le meurtre, Mord, le crime ignoble, est le pire des actes selon les coutumes du Nord, et est largement entourés de légendes et de mystère, et à juste titre…
Les dieux accordèrent donc une deuxième vie à la jeune femme. Mais, à l’instar de son "mari", elle sortit changée de son séjour sous les étendues glacées du lac. Sa peau était devenue tellement pâle qu’elle en avait pris une teinte bleuâtre, et son corps tout comme son regard dégageait une aura de froid tellement puissante que les plantes gelaient au simple contact de sa peau, qui était également devenue aussi dure que de la pierre —même si, en contrepartie, elle avait gagné une insensibilité au froid. Elle retourna ainsi, avant l’aube et à l’abri des regards, dans sa demeure et n’y trouva pas son mari, qui avait semblait-il disparu en même temps que l’anneau d’Esling. Elle comprit donc qu’il était reparti pour l’antre de la sorcière, et décida de le suivre, ce qui grâce à la neige fraîche ne lui fut point tâche difficile.
Elle arriva ainsi après une demi-lune de voyage sans dormir ni manger —sans même s’arrêter— à la masure de la magicienne, et entra. Là elle ne trouva aucune trace de son mari, mais au moins y avait-il la sorcière, qui, contemplant son anneau, avait à peine remarqué la jeune femme —si tant est que l’on pouvait encore l’appeler de la sorte— dans son antre. La reconnaissant, Ængboda fut tout d’abord étonnée de la voir, devant elle, alors qu’elle croyait l’avoir tuée moins d’une lune plus tôt. Puis elle se mit à rire de la stupidité de la jeune femme de venir seule et sans défense ici, et se mit à déchainer ses pouvoirs sur l’intruse. Mais c’était sans compter qu’elle était morte puis revenue transformée à la vie, car dans cette nouvelle forme, aucun des sorts de la magicienne ne pouvait quoi que ce soit contre son adversaire, qui transforma Ængboda, en statue de glace rien qu’en lui prenant le poignet dans les mains. Ainsi mourut la magicienne la plus terrible de son temps.
Mais la quête de la jeune fille ne s’arrêta pas ainsi, car elle voulait à tout prix retrouver son mari qui, avec la mort de la sorcière, devait être libéré de son emprise et de ses maléfices. Elle partit donc à sa recherche dans le vent, la neige et le froid de l’hiver.
C’est ainsi que, au bout de trois lunes et deux jours, elle le trouva, vivant comme une bête dans une des multiples grottes qui creusent les montagnes du Grand Nord, sa raison brisée alors que, lorsqu’il avait été libéré des sorts maléfiques d’Ængboda, il s’était rendu compte qu’il avait tué celle qu’il aimait le plus au monde. Et, lorsqu’il la vit de nouveau devant lui, devenue une princesse du froid et de l’hiver, si belle, à la fois si proche et pourtant à jamais accessible, ce qu’il restait en lui fut détruit à jamais, ne pouvant contempler la vue de sa bien-aimée, qu’il avait lui-même tuée, et que les dieux avaient ramenés à lui, mais sous une forme qu’il ne pouvait pas approcher. Il implora alors son pardon et, pleurant de désespoir, se jeta dans ses bras et fut immédiatement transformé en une statue de glace, ressemblant dans la mort à l’être glorieux qu’il avait été autrefois.
La jeune fille tomba alors dans le désespoir le plus profond et, accablée de chagrin, prit inconsciemment, aveuglée par son malheur, le chemin de son village. Mais elle était tellement changée que les habitants crièrent au monstre et la chassèrent du bourg à force de cris, de piques et autres faux.
C’est ainsi que le peu de raison qui restait en elle fut brisé, et perdu, à jamais. Elle fuit toute âme humaine, loin dans les forêts glacées de Norsca, errant sans but dans la neige et le froid, telle une créature née de l’hiver lui-même, sombrant peu à peu dans le gouffre sans fond de la folie. Les longues années d’errance achevèrent d’effacer d’elle toute trace d’humanité, et on dit maintenant qu’elle erre toujours dans les régions de Norsca, venant avec les pires tempêtes, et cherchant d’éteindre, le regard plus glacial que le plus terrible des hivers, les jeunes gens qu’elle croise, changeant ses victime par cette étreinte mortelle en statues de glace qu’elle contemple sans les voir avant de reprendre sa route sans but, dans les terres de la Norsca, qui, tout comme elle, sont d’une beauté glaciale et mortelle.
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Et voilà, c'était le premier des trois volets de cette "Histoire du Nord", car oui, le récit ne s'arrête pas là !
Alors en attendant la suite, n'hésitez pas à comm' !
Grom'